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Homélies et conférences données pour les 150 ans de la fondation de l'abbaye

Sainte-Cécile de Solesmes

"Quand une personne ne compte que sur Dieu, Dieu tient à honneur d’être tout pour elle."

Cette parole de notre abbesse fondatrice, Mère Cécile Bruyère, donne son sens à l’année 2016 : elle a marqué en effet le 150ème anniversaire de la fondation de notre abbaye puisque, le 16 novembre 1866, Dom Guéranger inaugurait la vie monastique avec sept postulantes dans une maison du bourg de Solesmes.

Ce fut pour nous une bonne occasion d’approfondir notre charisme tout en rendant grâces pour les dons de Dieu et la fidélité dont nous sommes héritières. Notre reconnaissance et notre joie se sont exprimées en plusieurs célébrations festives.

Tout d’abord, l’ouverture d’une porte sainte accordée par notre évêque du 9 au 20 novembre : la commémoration de la fondation de notre monastère était ainsi insérée dans la célébration du jubilé de la miséricorde. Les 11, 16 et 20 novembre, nous avons invité successivement nos familles, nos frères de Saint-Pierre puis notre évêque et les amis de notre diocèse à partager notre action de grâces. Pour nos familles et nos amis une conférence présentait notre Mère Cécile Bruyère comme « témoin de la confiance en Dieu, offert à notre temps ». Une dernière cérémonie s’inscrivait dans le cadre de ces festivités : le 18 novembre, le Père Abbé conférait le Sacrement des malades à sept de nos octogénaires ».

Nous partageons ci-dessous, les différentes homélies et conférence données à ces occasions :

Homélie de Mgr Yves le Saux, évêque du Mans,

20 novembre 2016, fête du Christ-Roi

Mgr le Saux

Célébrer un anniversaire, 150 ans, ce n’est pas seulement se souvenir d’un évènement passé (cela n’a pas vraiment d’intérêt). Fêter un anniversaire, c’est en premier lieu, rendre grâce à Dieu pour l’œuvre qu’Il a accompli, l’œuvre qu’Il a accompli ici à Solesmes à travers la disponibilité de Dom Guéranger et de Mère Cécile Bruyère. Rendre grâce pour la fidélité du Seigneur malgré et à travers nos infidélités. Nous rendons grâce pour l’appel de Dieu sur toutes les sœurs qui vous ont précédées et sur vous-mêmes  aujourd’hui. Nous remercions le Seigneur pour le don qu’Il vous a fait en vous appelant à le suivre et pour le don qu’Il nous a fait à nous et à L’Eglise en vous appelant.

C’est aussi un temps pour vous remercier mes sœurs d’avoir répondu à l’appel du Seigneur.

 

Fêter un anniversaire, c’est aussi une manière de revenir au premier appel car nous avons besoin sans cesse de revenir au premier amour. J’ai dans ma mémoire les propos de l’ange qui s’adresse à l’Eglise d’Ephèse  dans le livre de l’Apocalypse « Je connais tes actions, ta peine, ta persévérance. Je sais que tu ne peux supporter els malfaisants. Tu ne manques pas de persévérance. Tu as tout supporté pour mon nom. Mais j’ai contre toi que ton premier Amour, tu l’as abandonné » (Ap 2,5). Mes sœurs, ne vous inquiétez pas, n’entendez pas cette situation comme un reproche ou un doute de l’évêque quand à votre attachement au Christ, mais comme une invitation à revenir sans cesse à la fraîcheur du premier amour, à l’appel de Dieu initial pour aller plus loin encore dans l’Amour.

 

Nous célébrons la fête du Christ-Roi de l’univers. Je ne sais pas ce que la notion de Royauté évoque pour nos contemporains et pour nous-mêmes. Mais il y a là une dimension importante à comprendre.

Chaque jour, en récitant la prière du Notre-Père, nous disons « Que ton Règne vienne ». Jésus à plusieurs reprises, évoque la venue du Royaume de Dieu. La fête de Noël nous présente Jésus comme le nouveau roi qui vient de naître. Les rois mages se prosternent devant lui, ce qui va provoquer la colère d’Hérode qui ne peut voir en lui qu’un concurrent.

L’Evangile de Saint-Jean, alors qus Jésus entre dans sa Passion, nous rapporte la question de Pilate : « Es-tu le Roi des Juifs ? » Jésus répond « Ma royauté n’est pas de ce monde. – Alors tu es roi ? – C’est toi qui dis que je suis roi. Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité, écoute ma voix ».

 

Oui, Jésus est roi, mais un roi qui n’est pas à l’image des rois et puissants de ce monde.

Il est roi en étant le bon berger qui connaît ses brebis et s’occupe d’elles, qui vient chercher celle qui est perdue, le bon berger que nous avons contemplé au long de cette année de la miséricorde qui se termine. Il devient roi en devenant le serviteur de tous. Lui, le maître est au milieu de nous comme celui qui sert. Il est roi et sa couronne est une couronne d’épines, son sceptre royal, un roseau, son vêtement de gloire, un manteau de pourpre dont on l’a revêtu pour se moquer de lui. Son trône, c’est la croix.

Sa puissance est de s’être fait vulnérable jusqu’à la mort. Sa grandeur, c’est de s’être fait petit.

 

C’est sur la croix que se manifeste la royauté du Christ. Souvent la croix pour nous, évoque immédiatement la souffrance et nous en avons peur. En réalité pour un chrétien, la croix est la manifestation de l’amour. Il nous a aimés jusqu’à l’extrême. Sur la croix, Jésus nous montre de manière lumineuse à quel extrême arrive l’Amour et la miséricorde du Père pour l’humanité. Dans le mystère de sa mort et sa résurrection, Jésus descend jusqu’au fond de notre humanité blessée pour la ramener à lui, pour l’élever à sa hauteur.

Il est la miséricorde plus forte que la violence et la méchanceté, plus fort que le mal et la mort. Sur la croix, s’opère le basculement de l’histoire de l’humanité. La croix devient une source d’où coulent les fleuves d’eau vive. La royauté du Christ est manifestée. Les portes du Royaume s’ouvrent.

 

Nous sommes invités aujourd’hui à tourner notre regard vers lui.

 

N’oublions jamais de quel roi nous sommes les serviteurs et le servitur n’est pas au-dessus de son Maître. Il doit se contenter d’être comme son Maître. Mes sœurs n’oubliez jamais de quel roi, vous êtes les épouses.

 

Il y a deux manières de regarder le Christ en croix, comme les deux malfaiteurs qui sont crucifiés avec lui. L’un n’est pas mieux que l’autre, mais leur regard sur le Christ est différent.

L’un regarde Jésus mais sans le voir, il regarde et s’adresse à Jésus mais en ne pensant qu’à lui-même. Il l’injurie : « Si tu es le Messie, sauve-toi toi-même et nous avec. » Si tu es Dieu, fais quelque chose pour moi.

L’autre regarde Jésus en le regardant vraiment. Il reconnaît l’innocence de Jésus et il reconnaît que lui n’est pas innocent. Il reconnaît sa faute : « Après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons mais lui, il n’a rien fait de mal. » Un seul regard en vérité, en reconnaissant sa propre misère et son péché. Un seul regard sur Jésus et le malfaiteur entre dans le Royaume de Dieu. « Aujourd’hui avec moi, tu seras dans le paradis.

Regarder Jésus, sans nous mentir en ayant le courage de la vérité et une confiance absolue en sa miséricorde.

 

Nous célébrons donc les 150 ans de votre fondation. Permettez-moi de relever quelques points qui m’apparaissent importants dans ce que j’ai compris de votre vocation ici à Solesmes.

 

Dom Guéranger a voulu revenir à la simplicité de la règle de Saint Benoît. Vous le savez, nous avons toujours tendance à compliquer les choses et à en rajouter.

Vivez la simplicité de la règle, nous devons toujours enlever ce qui est en trop, ce qui est inutile. En vivant la simplicité de la règle, laissez-vous simplifier le cœur. Je pense qu’avec le temps si nous ne cherchons que Dieu, nous nous simplifions ou plus exactement il nous simplifie. Je pense à une anecdote de la vie de Sainte Thérèse de Lisieux (désolé, elle n’est pas bénédictine). « Une bonne vieille mère comprit un jour ce que je ressentais. Elle me dit en riant, ma petite fille, il me semble que vous ne devez pas avoir grand-chose à dire à vos supérieurs – Pourquoi ma mère me dites-vous cela ? – Parce que votre âme est simple. Mais quand vous serez parfaite. Vous serez plus simple encore. » Plus on s’approche de Dieu, plus on se simplifie.

Revenez sans cesse à la simplicité de la relation à Dieu, de la relation avec vos sœurs et avec tous.

 

Votre vie monastique se caractérise par sa dimension sponsale. Vous êtes épouses du Christ. Il me semble que c’est ce que vous fondateurs ont voulu affirmer de manière forte en renouant avec l’antique tradition qui unissait le rite monastique à celui de la consécration des vierges. La dimension d’épousailles de votre vocation est fondamentale. La vie monastique féminine a une capacité spéciale de réaliser la nuptialité du Christ. Votre vocation est d’être un signe exclusif de l’union de l’Eglise épouse avec le Christ époux. Cela vous place au cœur du Mystère de l’Eglise.

Pour le dire plus simplement, nous avons besoin de voir et de sentir que vous êtes au Christ, rien qu’à lui, que vous aimez Jésus avec un cœur sans partage et aussi au nom même de ce mystère d’épousailles que vous aimez l’Eglise disposé à vous réjouir avec elle, à souffrir avec elle, à souffrir pour elle et j’espère pas trop d’elle. Vous avez à rendre présent quelque chose de la sainteté de l’Eglise.

 

Dom Guéranger et Mère Cécile Bruyère ont voulu que le monastère soit mis sous le patronage de  sainte Cécile, vierge et martyre. Bien sûr, la figure de sainte Cécile évoque la louange de Dieu, mais elle est avant tout martyre. Et l’Eglise a toujours considéré le martyre comme une grâce éminente, la preuve suprême de la charité.

 

« A rendre ce témoignage suprême d’amour devant tous et surtout devant les persécuteurs, quelques-uns parmi les chrétiens ont été appelés depuis la première heure et d’autres y seront sans cesse appelés. C’est pourquoi le martyre dans lequel le disciple est assimilé à son maître, acceptant la mort pour le salut du monde et dans lequel il devient semblable à lui dans l’effusion de son sang, est considéré comme une grâce éminente et la preuve suprême de la charité. Que si cela n’est donné qu’à un petit nombre, tous cependant doivent être prêts à confesser le Christ devant les hommes et à le suivre sur le chemin de la croix au milieu des persécutions qui ne manquent jamais à l’Eglise. » (Concile Vatican II)

Votre vocation se situe dans la suite des martyrs. Et d’ailleurs, n’oubliez pas que dans votre histoire, vous avez été confrontées à une forme de persécution religieuse qui vous a conduit à vous exiler en Angleterre. Nous sommes aujourd’hui dans le temps des martyrs.

Le martyre s’inscrit dans votre vocation. Renoncer au monde jusqu’à renoncer à sa propre vie à cause de l’amour de Dieu.

 

Aujourd’hui, nous clôturons aussi l’année de la miséricorde. Les portes saintes sont fermées. Cela ne veut pas dire que le cœur miséricordieux du Seigneur se ferme. Le cœur du Christ reste ouvert pour toujours, son cœur est transpercé pour toujours. On ferme les portes du Jubilé pour que dans toutes nos communautés, les portes de la miséricorde s’ouvrent plus largement encore, pour que nos propres cœurs s’ouvrent plus encore, comme le cœur du Christ est transpercé, que nos propres cœurs soient eux aussi transpercés pour toujours.

 

+ Yves Le Saux

Evêque du Mans

Homélie du Révérend Père Abbé Dom Philippe Dupont

16 novembre 2016, fête de Ste Gertrude

Dom Philippe Dupont

​« Soyez enracinés, fondés dans l'amour… vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance ».

 

Une seule chose compte dans la vie chrétienne, a fortiori dans notre vie monastique, l’amour, l’amour que Dieu nous porte et l’amour que nous devons éprouver pour Dieu et pour notre prochain. De ce double amour, sainte Gertrude est, pour nous, un témoin privilégié. Dom Guéranger n’a pas choisi fortuitement sa fête, sans attendre celle de sa chère sainte Cécile, pour conduire en clôture les jeunes filles qu’il avait sagement préparées, transmettant en particulier à Mère Cécile son admiration et sa dévotion pour sainte Gertrude ; le premier office célébré par la nouvelle communauté fut celui des premières vêpres de sainte Gertrude, fêtée alors le 17 novembre ; et la première messe conventuelle dans le nouveau monastère, l’année suivante, fut également celle de cette grande sainte. Demandons-lui de nous aider à entrer dans le mystère insondable de l’amour.

 

Un jour, le Seigneur a fait savoir à sainte Mechtilde que, si elle voulait le trouver, il lui fallait le chercher dans le cœur de sainte Gertrude. En effet, la surabondance de l’amour trinitaire est d’avoir voulu établir demeure dans le cœur des hommes : pas moins que cela. L’épisode bouleversant du coup de lance transperçant le cœur du crucifié et répandant l’eau et le sang du Fils de Dieu manifeste l’intensité de l’amour divin ; le témoin en a été tellement impressionné qu’il a rapporté ce fait avec emphase dans son évangile : le Cœur sacré déverse à profusion sur l’humanité les flots de sa miséricorde ; comme saint Jean, en méditant le mystère de la croix, nous prenons pleine conscience de la puissance infinie de l’amour de Dieu, et nous pouvons alors affirmer, avec saint Paul, que nous savons en qui nous avons mis notre confiance. Cette méditation entretient la confiance.

 

Sainte Gertrude vivait de la confiance en Dieu : se nourrissant de la liturgie, pétrie même de la liturgie comme de l’Écriture, elle était portée par l’amour de Dieu qui y transparaît constamment ; tâchons, à notre tour, de tirer profit spirituel de son office liturgique, en particulier de la collecte de ce jour qui rappelle que le Seigneur avait préparé dans le cœur de Gertrude une demeure de choix : iucundam mansionem, un abri où il prenait délices à converser avec elle en parfaite intimité. Mère Cécile en prenait acte pour inviter ses filles à laisser le Maître entrer pleinement en elles, afin qu’il n’y soit pas à l’étroit, mais bien à l’aise. Cela exige que notre cœur ne soit pas encombré de futilités humaines, ni même de soucis accablants ou de retours scrupuleux sur nos fautes. Notre profession monastique trouve son total et plein développement en cette absolue confiance en Dieu.

 

Si Dieu fait sa demeure en nous, nous sommes conviés, quant à nous, à pénétrer et à fixer notre demeure dans le cœur du Seigneur ; puisque nous avons été aimés à tel point que la Trinité daigne nous faire participer à sa nature divine en nous adoptant comme ses enfants, nous ne pouvons manquer d’exprimer, à notre tour, notre amour filial, de la façon la plus fervente possible ; puisque nous avons compris les dimensions infinies de l’amour divin, il est clair que nous voulons rester profondément enracinés dans cet amour ; Mère Cécile développe cette réalité spirituelle en disant que « tout le reste n’est qu’un développement de cet état admirable où l’homme intérieur vraiment adulte est conduit aux mystères dans lesquels s’est manifestée l’incompréhensible charité du Christ, afin d’être amené, en lui et par lui, à savourer la plénitude même de Dieu » (La vie et spirituelle et l’oraison, c. 2). Tout est dit, et cela nous engage à pratiquer la charité parfaite, et rien d’autre. Être enraciné, fixé dans l’amour ne peut se faire que si l’on est fermement établi en Dieu même.

L’attitude ainsi préconisée par sainte Gertrude, qui est de se tourner constamment avec confiance vers le Seigneur, dit Dom Guéranger, est totalement bénédictine.

 

Puissions-nous donc suivre cet exemple avec simplicité de cœur et détermination de volonté ! Ainsi, Dieu vient établir sa demeure en nous et nous sommes conviés à habiter en lui, dans le Cœur transpercé du Christ. Cet échange des cœurs, vécu, de manière tout à fait spéciale et intense, par sainte Gertrude, est le but de toute vie monastique authentique, puisque, appelés à une véritable communion avec Dieu, nous pouvons y connaître les secrets de l’amour de Dieu. Le Seigneur a précisément présenté sainte Gertrude comme le héraut de l’amour divin. En pensant à elle, Dom Guéranger disait encore que la dévotion au Sacré-Cœur était d’abord bénédictine. Cette dévotion n’a rien de mièvre, ni de purement sentimental, mais elle découle d’une intime assimilation de l’âme à son Sauveur ; elle réalise ainsi sans conteste ce qu’expérimentait déjà saint Paul : « Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Gal. 2, 20).

S’inspirant de saint Bernard, sainte Gertrude, qui vivait tout ceci à la perfection, décrit ainsi l’âme totalement donnée à Dieu :  « Quel privilège est accordé à ses mérites de posséder en soi la présence divine et d'être trouvée digne de l'accueillir et capable de la contenir, même d'être élargie aux dimensions où puisse se mouvoir son action majestueuse. Cette croissance en a fait le temple saint du Seigneur une croissance, dis-je, dans la mesure de la charité qui est la dimension de l'âme » (Héraut, l. 1, c.5, n. 1 ; cf. S. Bernard serm. 27  sur le cant., n. 10).

 

Chères sœurs, votre Mère Cécile vous disait : « Sainte Gertrude a présidé à nos commencements, elle a voulu mettre la première pierre de l’édifice, aussi nous pouvons et nous devons compter sur elle » (conférence du 16 novembre 1898) ; elle soulignait également que, si sainte Scholastique était bien votre mère et vous inculquait la puissance de celle qui aime davantage, sainte Gertrude était votre modèle et votre patronne, à cause de la puissance de sa prière, puisque sa langue était la clef du ciel pour donner pluie ou beau temps selon les nécessités des récoltes, pour implorer les grâces divines selon les besoins de nos âmes. Qu’elle soit aussi, pour vos frères de Saint-Pierre, un exemple et un intercesseur ! Dom Guéranger, en effet, reconnaissait sa puissance : « Rendons-lui grâces de toutes les faveurs et communications que Notre-Seigneur a daigné lui faire. Il lui a révélé que toutes les fois qu’on lui demanderait une faveur au nom de sainte Gertrude, on l’obtiendrait : à plus forte raison exaucera-t-il nos prières si nous lui demandons les choses du salut. Présentons-nous donc à Notre-Seigneur, sa parole est engagée, nous serons exaucés promptement » (conférence du 16 novembre 1859). Que cet anniversaire familial soit, pour nos deux communautés, l’occasion de nous confier davantage à sainte Gertrude !

Dom T Barbeau

Frères et Sœurs,

Sulpice Sévère nous a transmis l'émouvant dialogue que saint Martin eut avec ses disciples à l'instant de sa mort (Ep. 3, 9-11). À l'annonce qu'il leur fit de son départ imminent, de la bouche des frères monta cette même plainte douloureuse, expression de leur tendre affection : « Père, pourquoi nous abandonnes-tu ? […] Nous savons bien que ton unique désir est le Christ […] Aie plutôt pitié de nous, que tu abandonnes. » Martin, ému jusqu'aux larmes, débordant de la miséricorde qui habitait sans cesse ses entrailles de père, se tourna vers Dieu et répondit simplement : « Seigneur, si je suis encore nécessaire à ton peuple, je ne me dérobe point à la peine : que ta volonté soit faite. »

Partagé entre l'espérance de rejoindre bientôt son Seigneur et le chagrin de s'éloigner des siens, Martin en vient presque à ne savoir que préférer, ne voulant ni abandonner ses disciples, ni se voir plus longtemps séparé du Christ. Cependant il s'en remet entièrement à la volonté de Dieu sur lui. Martin sait bien avec saint Paul que désirer s'en aller pour être avec le Christ est de beaucoup le meilleur, mais aussi que demeurer ici-bas est pour le moment plus nécessaire, en raison des frères que Dieu lui a confiés. (Voir Ph 1, 23-24)

Paradoxalement, ces deux incomparables figures d'évangélisateurs que sont saint Paul et Martin nous dévoilent le sens profond de la vie contemplative qui est d'être avec le Seigneur. Dans le choix absolu de Dieu que posent les contemplatifs, ces derniers, peut-être, font-ils eux aussi l'expérience de ce déchirant dilemme, entre le désir d'être uni au Christ sans partage et celui de le servir à travers les hommes, concrètement, dans l'évidence de la cité terrestre ?

La réalité ultime de la vie humaine est d'être avec Dieu. La fin dernière de l'homme est le face-à-face avec Dieu dans la vision béatifique qui seule peut entièrement et définitivement combler le cœur humain. À cette vie, en Dieu, de bonheur infini, l'homme se doit de se préparer ici-bas, de s'y exercer. La vie monastique est cela. Elle est cette préparation, cette anticipation de la vie d'éternité avec Dieu. Mais de manière plus radicale, plus pressante, en orientant vers Dieu chacune des activités, mais aussi des facultés des contemplatifs, qui trouvent alors leur vraie finalité.

C'est en ce sens que saint Benoît ramène toute la vie monastique à la recherche de Dieu (RB 58). Cette seule recherche qui habite le cœur de la moniale ordonne toutes les dimensions de son être et de son activité autour de la primauté de Dieu qui, du fait de l'unicité de l'objet désiré, crée en elle l'unité de sa personne, jusque-là éclatée et dispersée en une multitude de désirs.

Dans la toute récente Constitution apostolique Vultum Dei quaerere sur la vie contemplative féminine, le pape François affirme : « Le contemplatif est la personne centrée en Dieu, il est celui pour lequel Dieu est l'unum necessarium (Lc 10, 42), face auquel tout est redimensionné parce que vu avec un regard neuf. La personne contemplative comprend l'importance des choses, mais celles-ci ne dérobent pas son cœur et ne bloquent pas son esprit. Elles sont au contraire une échelle pour arriver à Dieu : pour elle, tout 'porte signification' du Très-Haut ! Celui qui s'immerge dans le mystère de la contemplation voit avec des yeux spirituels : cela lui permet de contempler le monde et les personnes avec le regard de Dieu. » (n° 10)

Les contemplatifs anticipent - certes de manière inchoative mais non moins réelle - la vie d'éternité à laquelle tout homme est destiné. « Comme le marin en haute mer a besoin du phare qui montre le chemin pour rejoindre le port, ainsi le monde a besoin de vous, écrit toujours le pape François à l'adresse des contemplatives. […] Par votre vie transfigurée et par des paroles simples, ruminées dans le silence, montrez-nous Celui qui est chemin, vérité et vie (Jn 14, 16), l'unique Seigneur qui donne la plénitude à notre existence et la vie en abondance (Jn 10, 10). […] Tenez vivante la prophétie de votre existence donnée. » (Vultum Dei quaerere, n° 6)

La moniale est-elle pour autant dispensée des œuvres de miséricorde dont nous parle l'évangile de ce jour ? Non. Car toute vie chrétienne authentique – c'est-à-dire conforme à sa source et à son modèle qui est le Christ – unit nécessairement l'action à la contemplation. Tous nous serons jugés sur ces œuvres, car elles sont la vraie réalité et la vraie mesure de notre Amour pour le Seigneur. En effet, chaque fois que nous les aurons pratiquées pour l'un de ces petits qui sont ses frères, c'est envers Lui que nous les aurons pratiquées, nous avertit Jésus. (Mt 25, 40).

La moniale, dont l'union à Dieu a dilaté le cœur, ne peut qu'être habitée de miséricorde envers les hommes, particulièrement à l'égard de ceux qui souffrent le plus. Elle exprime sa compassion d'abord dans la prière. Le pape François rappelle encore aux contemplatives : « Vous êtes comme ces personnes qui portèrent un paralytique devant le Seigneur pour qu'il le guérisse (Mc 2, 1-12). Par la prière, jour et nuit, vous amenez au Seigneur la vie de beaucoup de frères et sœurs qui, pour diverses raisons, ne peuvent le rejoindre pour faire l'expérience de sa miséricorde qui soigne, alors que Lui les attend pour leur faire grâce. Avec votre prière, vous pouvez guérir les plaies de beaucoup de frères. » (Vultum Dei quarere, n° 16)

Plus profondément encore, par son genre de vie pauvre et solitaire, à l'imitation du Christ, la moniale s'identifie aux plus nécessiteux de ses frères en humanité. En raison du don de toute sa personne à Dieu, de l’intensité de son union avec le Christ, et à son exemple, cette secrète communion acquiert en elle une mystérieuse dimension de présentation, d'offrande au Père, de la pauvreté, de la solitude, et aussi de la souffrance des hommes, auxquels, en raison même de sa vocation, la moniale se trouve si étroitement unie.

Cette identification au dénuement, saint Martin la vécut au cours d'un épisode peu connu de sa vie qui fait écho au geste du manteau partagé : l'épisode du pauvre dans sa cathédrale. Comme Martin se rendait à l'église pour y célébrer la messe, un pauvre à demi-nu vint à sa rencontre, qui le supplia de lui donner un vêtement. Alors, l'évêque ordonna à l'archidiacre de faire vêtir immédiatement le malheureux qui grelottait. Mais voyant qu'on tardait à lui rendre cette aumône, l'indigent s'en plaignit à Martin qui aussitôt ôta secrètement de dessus lui sa tunique pour l'en revêtir. Peu après l'archidiacre vint avertir l'évêque que le moment était venu de s'avancer vers l'autel. Mais l'évêque lui répondit qu'il devrait auparavant vêtir le pauvre. L'archidiacre ne comprit pas que Martin faisait allusion à lui-même. (Sulpice Sévère, Dialogues, II, 1-2)

L'épisode est très différent de la scène d'Amiens où le soldat au manteau partagé ne se place pas au même niveau que le mendiant. Ici Martin va plus loin dans l'amour et le don. Il s'identifie lui-même au pauvre ; il se substitue pour ainsi dire à lui, parce que le pauvre, c'est le Christ, et pour Lui Martin ne fera jamais assez.

De par sa vocation faite de dépouillement, la moniale s'identifie pareillement aux plus nécessiteux de notre humanité, revêtant en quelque sorte leurs fragilités. En définitive, le dilemme entre action et contemplation n'est qu'apparent. La recherche de Dieu qui habite le contemplatif le conduit, de cette manière la plus parfaite qu'est la communion dans l'Amour, à s'unir au Christ et, indissociablement, à le servir en chaque homme qui est un frère. Amen.

Conférence des soeurs Monique Catta et Marie-Thérèse Prigent du 20 novembre 2016

conférence MCB

MÈRE CÉCILE BRUYÈRE, TÉMOIN DE LA CONFIANCE EN DIEU,

OFFERT À NOTRE TEMPS

 

C’est une vraie joie pour nous de vous accueillir et je vous remercie de la part de toute la communauté d’être venus vous associer à notre action de grâces à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de notre fondation. Un anniversaire est toujours l’occasion de faire mémoire du passé, dans le désir de mieux vivre le présent et de construire l’avenir. Au cours des cent cinquante ans de son histoire, notre monastère, qui a reçu tant de bénédictions divines, a également traversé bien des turbulences que les moniales ont été appelées à vivre comme des chemins vers Dieu. Nous rendons grâce pour leur fidélité sans laquelle nous ne pourrions mener aujourd'hui notre belle vie monastique.

 

Il y a deux mille ans, en pleine nuit sur le lac de Galilée,

quelques pêcheurs sont en péril : leur barque est assiégée par la tempête depuis plusieurs heures, ils luttent contre le vent. C'est la quatrième veille de la nuit,

la force et le courage commencent à les abandonner, lorsque soudain :

Jésus, marchant sur les eaux, s'approche et leur dit :

« CONFIANCE ! C'est moi ! N'ayez plus peur ![1] »

 

Cette parole de Jésus, « Confiance, c'est moi, n'ayez plus peur ! » est aussi pour nous, disciples d'aujourd'hui qui vivons des temps troublés et souvent inquiétants. Mais que signifie « être confiant » ? C'est s'en remettre à un autre et compter sur lui. Quand cet « Autre » est Dieu, la confiance devient alors une vraie force intérieure qui repose sur cette certitude : Dieu est bon ! Plus nous expérimentons la bonté de Dieu à notre égard, plus notre confiance en Lui s'affermit. Et réciproquement : plus nous nous abandonnons à Dieu, plus Il prend soin de nous.

Mère Cécile Bruyère, dont l'existence ne fut pas épargnée par les épreuves, et qui mourut en exil loin de son monastère, fit de sa vie un chemin d’abandon entre les mains du Seigneur. C'est pourquoi en cette fin d'année jubilaire de la miséricorde, nous avons choisi de vous la présenter comme « témoin de la confiance en Dieu offert à notre temps ». Nous évoquerons en même temps ceux et celles qui, sur la terre ou du haut du ciel, ont été pour elle de vrais maîtres sur la voie de la confiance : dom Guéranger, sainte Cécile, sainte Gertrude, saint Benoît et sa sœur, sainte Scholastique...

 

JENNY BRUYÈRE

Jeanne-Henriette Bruyère, surnommée Jenny, naît à Paris le 12 octobre 1845 et devient enfant de Dieu par le baptême onze jours plus tard. Sa mère, Félicie Bruyère, profondément chrétienne, lui transmet une foi solide et éclairée, et avec son mari, a le souci de lui assurer à la maison une formation humaine et culturelle exceptionnelle.

Ma mère ne laissait aucune de mes questions sans réponse. Aussi je ne demandais qu'à elle les explications que je voulais avoir... La réflexion et une connaissance plus étendue ne me révélaient jamais que ma mère m'eût trompée dans la plus petite chose.[2]

1857 marque un tournant dans la vie de la petite fille : elle a onze ans et désire depuis longtemps faire sa première communion. Celle-ci doit avoir lieu à Paris le 30 avril, mais une malencontreuse rougeole oblige à surseoir. Quelle déception ! Pour la convalescence, la famille Bruyère se rend dans son manoir de Coudreuse, près de Chantenay, à une dizaine de kilomètres de Solesmes. Madame Bruyère, qui connaît bien dom Guéranger, lui demande d'achever la préparation de sa fille aînée à sa première communion en vue de la joindre au groupe d'enfants de Sablé. C'est ainsi que la Providence favorise une première rencontre de Jenny avec celui qui va devenir pour elle un père spirituel incomparable.

Au jour de sa première communion, le bonheur de Jenny dépasse toute attente : dans une joie empreinte de gravité, l'enfant se donne au Seigneur pour toujours.

L'année suivante, en 1858, lors de sa confirmation, Jenny se met sous la protection de sainte Cécile, une jeune chrétienne martyrisée à Rome au IIIè siècle. Selon la tradition, celle-ci fut mariée contre son gré à Valérien, encore païen. Le soir de ses noces, elle lui dit en confidence : 

Il est un secret, Valérien, que je veux te confier : j'ai pour ami un ange de Dieu qui veille sur mon corps avec un soin jaloux[3].

Valérien se laisse tellement toucher qu'il ne tarde pas à demander le baptême, entraînant à sa suite son frère Tiburce. Tous deux témoignent bientôt de leur foi en refusant le culte des idoles. Dénoncés, ils sont mis à mort, et le martyre de Cécile suit de peu.

Le zèle apostolique de ces premiers chrétiens fait battre le cœur de la petite Jenny : elle veut rivaliser de courage avec eux et comme Cécile, n’appartenir qu'au Christ. C'est pourquoi, le jour de sa confirmation, elle prend désormais le nom de « Cécile ».

Cette même année, la veille du 8 décembre, Cécile s'ouvre à dom Guéranger : elle désire, par un vœu, consacrer sa virginité à Dieu. Le Père Abbé, qui pressent l'appel très particulier du Seigneur sur elle, ne s'y oppose pas tout en lui demandant d'attendre trois ans. Il profite de ce délai pour l'aider à déblayer peu à peu ce qui, en elle, ne peut qu'entraver les progrès de la confiance et de la grâce.

Le jour anniversaire de ses seize ans, le 12 octobre 1861, Cécile prononce pour un an le vœu de virginité, et à l'issue de la messe, dom Guéranger lui passe un anneau au doigt. Le lendemain, il lui envoie un petit billet : elle peut y lire la prière que l'évêque de Rome, Urbain, qui baptisa Valérien, fit monter vers le ciel, et que dom Guéranger récite quotidiennement pour sa petite Cécile à lui. Cette prière est inscrite en lettres d'or au fond de notre église, au-dessus de la porte vitrée. A notre tour, nous la chantons de génération en génération auprès de notre abbesse fondatrice dont le corps repose dans la crypte de notre église.

Seigneur Jésus Christ, bon Pasteur, Semeur du vœu de chasteté, reçois le fruit des semences que tu as semées en Cécile[4].

 

DOM GUERANGER

 

Lorsqu'en 1857, dom Guéranger avait accepté de diriger la vie spirituelle de cette enfant de onze ans, il en comptait lui-même cinquante-deux, et portait sur ses épaules la lourde charge de père abbé des communautés de Saint-Pierre et de sa première fondation : Saint-Martin de Ligugé près de Poitiers. Son abbatiat fut traversé de difficultés et contrariétés en tout genre dans lesquelles il montra une patience héroïque, étayée par une confiance en Dieu inébranlable.

« Toute ma vie, le Seigneur m’a conduit en aveugle, je n’ai jamais prévu ce qu’Il ferait de moi, je n’ai jamais pu combiner ni arranger rien. Ah ! Qu’il fait bon être ainsi dans la main du Seigneur.[5] »

Tel est le constat que dom Guéranger fait au soir de sa vie.

La Providence ne pouvait trouver un meilleur maître pour infuser dans l’âme et le cœur de Cécile une confiance en Dieu pleine d’amour.

Chez dom Guéranger, cette confiance n’est pas une vague inclination de l’âme que l’on aurait ou non, c’est la condition sine qua non de l’union à Dieu, l’inquiétude et la méfiance étant un obstacle à cette union :

L’inquiétude ne mène à rien. Que dis-je ? Elle éloigne de Dieu en troublant le cœur, tandis que la paix, en établissant le repos dans l’âme, ne peut que l’approcher de Dieu.[6]

A cette école, Cécile, dans les petites contrariétés comme dans de graves circonstances aux allures de tempête, va apprendre peu à peu à trouver son repos et sa force en Dieu seul.

PRÉLIMINAIRES DE LA FONDATION

Avant de continuer, passons rapidement en revue les événements qui ont conduit dom Guéranger à entreprendre cette fondation qu'il appelait « la grande affaire ».

- En novembre 1862, madame Bruyère, qui pense à l'avenir de sa fille, interroge le père abbé sur une éventuelle fondation d'un monastère de bénédictines à Solesmes. Il se contente de lui dire :

J'admire votre château en Espagne ! Qui vivra verra ![7]

Et à Cécile qui lui confie son attrait irrésistible pour la vie bénédictine, il répond :

Ce qui est certain, c'est que je ne fonderai pas un monastère pour vous toute seule ![8]

Cependant, travaillé intérieurement par cette idée, dom Guéranger finit par s'en ouvrir à son prieur, homme très pondéré et réfléchi. La réponse le surprend :

Qui sait si ce n'est pas, au lieu d'un souci nouveau, une consolation que Dieu vous réserve pour vos dernières années ?[9]

Ces paroles mettent fin à l'hésitation du père abbé : si ce projet, qui lui paraissait au-dessus de ses forces et de ses moyens, vient bien de Dieu, il aboutira.

Cécile a alors dix-sept ans. Dom Guéranger commence à lui faire lire la Règle et la Vie de saint Benoît. Il lui donne aussi le petit recueil des « Exercices », composé par sainte Gertrude, et dont il vient de terminer la traduction. Cette sainte du XIIIème siècle est, selon lui, le portrait achevé de la moniale.

- Dès 1863, et dans les années suivantes, des vocations analogues à celle de Cécile se font connaître dans les environs de Solesmes ainsi qu'à Marseille, où l'abbaye des moines de Sainte-Madeleine est fondée depuis peu.

- L'année 1866 est décisive : les vocations sont là, mais le monastère, lui, n'existe pas ! le terrain non plus, et les ressources sont quasi inexistantes... Or, il faut construire : où, comment, avec quoi ? La confiance du Père Abbé ne faiblit pas, les épreuves étant d'ailleurs pour lui la signature des œuvres de Dieu. Il est puissamment soutenu par l'évêque du Mans, Monseigneur Fillion, qui approuve totalement le projet.

- Les semaines qui précèdent la fondation, sont semées de difficultés en tout genre et la confiance des acteurs de « la grande affaire » est rudement mise à l'épreuve...

- Juin - novembre 1866 : Une redoutable tempête se lève dans la famille Bruyère : le père de Cécile, convaincu que « les religieuses cloîtrées sont parfaitement inutiles », et ne pouvant concevoir d'autre avenir pour sa fille qu'un beau mariage, va tout faire pour la détourner de sa vocation. De pénibles confrontations éclatent entre le père et la fille, mais Cécile tient bon et garde le calme.

Quoi qu’il advienne, je suis dans les mains de Dieu et j'irai me réfugier dans son Cœur sacré au moment de l'épreuve.[10]

Mettant toute sa confiance en la personne du Christ, son Époux, l'heure est venue pour elle de vivre dans la tourmente ce qu'elle a promis dans la joie le jour de ses seize ans. Les vents peuvent souffler, les tempêtes se déchaîner[11], l’âme de Cécile demeure attachée à son centre pour toujours.

- Lorsqu'enfin arrive le 16 novembre 1866, sept postulantes se réunissent dans une maison du bourg de Solesmes, prêtée provisoirement par un ami du Père Abbé. Ce premier logement, baptisé plus tard Sainte-Cécile-la-petite, fait actuellement partie de la maison Saint-Michel de nos Sœurs Servantes des Pauvres. Dom Guéranger met tout de suite la fondation sous la protection de Sainte Cécile, la vierge et martyre de Rome qu'il vénère grandement. Comme elle, les sœurs consacreront toute leur vie à la louange divine et prieront spécialement pour le successeur de Pierre.

- Le soir de ce 16 novembre, le père abbé donne à chaque sœur un emploi, et Cécile, qui aimerait tant être la sœur cuisinière, est nommée supérieure. A partir de ce jour, dom Guéranger devient « maîtresse des novices ». Chaque jour, il se rend à Sainte-Cécile-la-Petite pour former les postulantes à leur vie nouvelle, avec une inlassable patience : explication de la Règle, initiation à l'office divin et mise en place des pratiques de la vie monastique. Pour la jeune supérieure de vingt-et-un ans, une longue traversée de quarante-deux ans de gouvernement s'ouvre devant elle.

 

​SAINT BENOÎT ET SAINTE SCHOLASTIQUE

 

Dom Guéranger aimait répéter à ses moines :

« C'est par la Règle de saint Benoît que nous serons bénédictins. »

Cette Règle de vie monastique est traversée par le souffle puissant de la confiance, qui, pour Benoît, doit animer le moine en toutes circonstances :

- Garde-toi de fuir sous une émotion de terreur le chemin du salut dont l'entrée est toujours étroite !

- Confie-toi dans le secours de Dieu !

- Ne désespère jamais de la miséricorde de Dieu !

- Car à mesure que l'on avance, le cœur se dilate et l'on se met à courir avec une ineffable douceur d'amour !

Au terme de sa Règle, Benoît fait au moine cette belle promesse : Tu parviendras ! [12]

C'est donc à l'école de saint Benoît que Sœur Cécile va désormais progresser sur le chemin de la confiance.

La sœur de saint Benoît, sainte Scholastique, que la ville du Mans honore comme sa patronne, avait suivi son frère dans une même vocation. Pour mère Cécile, Scholastique est un exemple de confiance enracinée dans la simplicité. Retirée dans un monastère au pied du Mont Cassin, elle recevait la visite de son frère une fois par an. Un jour, elle désire prolonger cet entretien spirituel, mais il ne le lui accorde pas. Cachant son visage entre ses mains, la moniale se tourne alors, avec larmes et confiance, vers le Seigneur, sans se préoccuper des moyens qu'il prendra pour l'exaucer. De fait, un orage éclate soudain, empêchant Benoît de regagner son monastère ! Celui-ci de s'exclamer :

- Que le Dieu tout-puissant te pardonne, ma sœur, qu'as-tu fait là ?

- Je t'ai prié, et tu n'as pas voulu m'écouter. J'ai prié mon Seigneur et il m'a exaucée[13].

 

SAINTE GERTRUDE

Pourquoi la date du 16 novembre a-t-elle été choisie pour inaugurer la vie monastique à Solesmes ? Parce que l’Église fête en ce jour sainte Gertrude, dont Sœur Cécile a déjà lu les œuvres. Cette moniale qui commença sa vie monastique à l'âge de cinq ans, reçut dans son monastère d'Helfta en Saxe, des grâces mystiques qui la firent entrer profondément dans la contemplation du divin Cœur débordant d'amour pour les hommes. Mère Cécile l'appelle « la sainte de la confiance ». Où sainte Gertrude puise-elle cette confiance ? Non pas dans sa propre perfection car elle n’est pas née sainte et gardera certains défauts jusqu'à la fin de sa vie. Notre mère Cécile affirme justement :

Son secret est de ne pas attendre d’être parfaite pour faire confiance à Dieu. Plus elle se sent petite, plus elle s’abandonne à la miséricorde divine.[14]

Avec une grande simplicité, elle dira elle-même au Seigneur :

Je ne comprends pas la raison de votre amour, mais je sais que vous m’aimez[15].

Sa confiance lui permet d’éviter deux écueils de la vie spirituelle : le premier, c'est l'esprit qui objecte avec des mais et des si, avant d’acquiescer à la volonté de Dieu. Le second, c'est la méfiance : on préfère s'appuyer sur soi-même plutôt que sur Dieu, par crainte de ce qu'il pourrait demander.

Deux ans après la fondation, les novices demandent à dom Guéranger de leur donner comme patronne sainte Gertrude. Leur requête est acceptée : sainte Gertrude est depuis lors la protectrice du noviciat. Au jour de sa fête, l’Église la chante comme servante fidèle et épouse choisie qui est entrée dans le Cœur et la joie de son Seigneur[16].

 

MÈRE CECILE BRUYÈRE, ABBESSE

 

Revenons à la fondation : neuf mois se sont écoulés à Sainte-Cécile-la-petite. Une partie du nouveau monastère est à peine habitable… On s'y installe pourtant, en août 1867, juste à temps pour la vêture des sept novices, sous le regard ébahi des ouvriers qui posent les dernières portes et fenêtres... La profession a lieu un an plus tard, en la solennité de l'Assomption, le 15 août 1868. La pauvreté règne, les travaux ayant englouti les finances...

Toutes les sœurs sont jeunes et la communauté grandit en nombre, même s'il y a des départs prématurés pour le ciel qui éprouvent beaucoup la mère de famille...

Quelques années plus tard, à propos de sa charge abbatiale, elle écrit à un grand ami du monastère :

Souvent, vous le savez, je vous ai fait la remarque qu’elle me paraissait bien lourde. Eh bien, lorsque je vous disais cela, c’était par amour de moi-même. Lorsque je suis dans le vrai, je pense que c’est la grâce la plus insigne que Notre Seigneur m’ait faite.[17]

Le jour de sa bénédiction abbatiale d'ailleurs, le 14 juillet 1871, mère Cécile n'a eu qu'une idée : se laisser faire. Sa mission auprès de ses sœurs l'oblige à dépasser ses propres limites, à oublier ses préférences, ses manières de voir les choses, et à se plier aux besoins réels de ses filles. Elle porte les soucis de la vie quotidienne avec une inaltérable confiance, veillant à tout, se prêtant à tout.

Durant les premières années, elle s’appuie largement sur dom Guéranger. Mais elle sait bien qu’à travers lui, c’est sur Dieu qu’elle s’appuie. Un jour qu'il l'entretient d'une affaire difficile, il s'interrompt brusquement et dit en la regardant attentivement :

- Eh ! bien, ma fille, si je venais à mourir avec tout cela, que feriez-vous ?

- Il y aurait le Bon Dieu, mon Père, qui me tirerait bien d'affaire !

Le Père Abbé, avec un sourire inoubliable, répond :

Oh ! Que vous me faites de bien ![18]

Le 30 janvier 1875, dom Guéranger, premier abbé de Solesmes, accomplit sur la terre son dernier acte de confiance : celui de s'endormir dans le Seigneur en laissant une œuvre inachevée, mais remise entre les mains de Dieu, ce qui suffit à lui enlever toute inquiétude. L'abbaye Sainte-Cécile n'a que huit ans d'existence, et la jeune abbesse de vingt-neuf ans doit désormais assumer seule ses responsabilités. La confiance devient chez elle comme une seconde nature qui lui permet de n'être jamais prise au dépourvu.

Un jour, on fait l'acquisition d'un pétrin et d'un nouveau four à pain. La sœur chargée de cuire le pain ne sachant pas s'y prendre, notre mère Cécile vient donner les leçons nécessaires et faire les premières fournées. Tandis qu’elle met au four cinquante kilos de pain, elle a près d’elle trois volumes de saint Jérôme pour préparer la conférence du soir dans les intervalles que lui laissent les travaux de boulangerie…

En effet, presque chaque jour, mère Cécile dispense à ses moniales un enseignement puisé conjointement dans la Sainte Écriture et la Tradition des Pères de l’Église. C'est ainsi qu'elle commente au fil des ans presque tous les livres de l'Ancien Testament, et – initiative exceptionnelle pour l'époque – la jeune abbesse offre une bible complète à chacune de ses sœurs, pour leur plus grande joie. Son amour de la Parole de Dieu les gagne toutes :

Le plus petit mot de la Sainte Écriture fait tressaillir tout mon être : c'est le Verbe ! Je suis en contact avec le Verbe. La foi nous indique que ce contact se fait de trois manières : par la sainte Eucharistie, par l’Écriture Sainte, et par la personne du pape.[19]

A partir de 1885, à la demande de ses sœurs, elle commence à consigner par écrit l'essentiel de cet enseignement dans un ouvrage intitulé : « La vie spirituelle et l'oraison », rappelant au lecteur que la sainteté n'est pas réservée à une catégorie de personnes mais proposée à tous : il suffit de prendre les moyens que Dieu donne en abondance : la Parole de Dieu, les sacrements, la prière liturgique et l'oraison.

 

ÉPREUVES AU FIL DES ANS....

 

L'impossible est le lieu propre de la foi[20]. Cette vérité, mère Cécile en fait l'expérience tout au long de son abbatiat.

- Janvier 1871 : la France est en guerre depuis quatre mois. L'hiver est particulièrement rigoureux. La zone des combats atteint le Mans, et en janvier, l'armée prussienne approche de Sablé. Le canon tonne quotidiennement. Dès le début des hostilités, dom Guéranger avait posé un acte de confiance en faisant placer une croix forgée au sommet de la flèche de notre église :

Ayons confiance, espérons contre toute espérance, les premiers chrétiens faisaient ainsi, les derniers bénédictins doivent les imiter. Qu'un meilleur temps vienne vite ! daigne Notre Dame nous l'amener ![21]

Au bas de l'allée de Sainte-Cécile, une pancarte indique en grosses lettres « Kloster », que les soldats respecteront, même si la communauté passe par de fortes émotions. Notre mère Cécile note dans son journal :

Notre paix est inaltérable, notre confiance invincible. Dieu est là ! J'aime les grands moments où l'on se sent uniquement dans la main de Dieu[22].

Le 23 janvier, le bruit se répand que Solesmes va être incendié ; les moniales, après l'office du soir, se rendent au chapitre pour réciter les cent cinquante psaumes, jusqu'à deux heures du matin ! Dom Guéranger, mis au courant le lendemain, n'a pas le courage de gronder mais défend de recommencer... Enfin, contre toute attente, Solesmes est libéré le 25 janvier et l'armistice est signée à la fin du mois. Personne ne le sait encore, mais quelques jours plus tôt, Notre Dame est apparue à Pontmain, non loin d'ici dans le diocèse de Laval, exauçant la prière de ses enfants.

- En 1880, les moines de Saint-Pierre sont expulsés de leur abbaye manu militari, pour avoir refusé toute compromission avec l’État. Notre mère Cécile s'ingénie à soulager matériellement et moralement les moines dispersés dans le bourg de Solesmes et aux alentours. Elle met l'église de Sainte-Cécile à leur disposition pour la célébration de la messe et des offices. Avec la communauté, elle ne néglige aucun détail pour secourir tous les besoins, allant jusqu'à organiser la lessive des uns et les provisions des autres...

- En 1893, une bourrasque d'une autre nature s'élève contre les deux communautés de Solesmes, menaçant de ruiner l’œuvre entière de dom Guéranger. Sur des rapports calomnieux déposés à Rome, l'abbesse de Sainte-Cécile est accusée d’être une illuminée et d’exercer une influence indue sur le père abbé, dom Delatte, et sur certains moines de Saint-Pierre. Dom Paul Delatte, deuxième successeur de Dom Guéranger, est déposé de ses fonctions, et l’abbaye Sainte-Cécile, soustraite à sa vigilance, passe sous l'unique juridiction de l'évêque du Mans. Toute relation entre les deux monastères est interdite. Les moniales restent en rang serré autour de leur abbesse qui vit cette tourmente en abandonnant tout entre les mains du Seigneur :

Pour moi, j'ai dit au Seigneur sans émotion : c'est Votre affaire, ma réputation est à vous comme tout le reste...[23]

Au plus fort de la tempête, quand tout parait s'écrouler, elle écrit :

Il me semble simplement que nous n’avons pas d’avenir ; ou plutôt nous avons uniquement celui que Dieu nous fera. J’attends tout, et je n’attends rien. Le Seigneur est assez puissant pour nous ressusciter s’il le veut ; j’aime mieux tout lui abandonner, tout lui devoir, il sait bien ce qui nous est nécessaire pour vivre.[24]

Le conflit prend fin au bout de huit mois, après enquête menée par un visiteur apostolique envoyé de Rome. Celui-ci remet entre les mains du pape Léon XIII un rapport entièrement favorable aux deux abbayes et à leurs supérieurs respectifs. Les relations normales sont rétablies entre les deux communautés. Dom Delatte et mère Cécile ont vécu en profondeur cette confiance qui est, selon les paroles mêmes de dom Delatte,

l'inaltérable sérénité d'une intelligence qui voit tout en Dieu, d'une volonté qui se soumet à lui, d'un cœur qui se repose en lui.

Pendant ces années d'épreuves, la communauté de Sainte-Cécile n'avait cessé de grandir. Après vingt ans d'existence, elle comptait déjà plus de soixante-dix moniales. Le temps était venu d'essaimer. Dès 1889 Notre-Dame de Wisques est fondée dans le Pas-de-Calais ; et moins de dix ans après, mère Cécile conduit vingt-deux de ses moniales à sa deuxième fondation : Saint-Michel de Kergonan en Bretagne, près de Carnac.

 

L'EXIL

En 1901, une tempête redoutable attend mère Cécile, celle du départ en exil. Une loi dirigée contre les congrégations religieuses rend très difficile le maintien d'une vie monastique menée librement, l’État voulant tout contrôler : les constitutions, les finances, le recrutement, etc. De nombreuses communautés religieuses optent alors pour l'exil.

A Saint-Pierre et à Sainte-Cécile, moines et moniales se situent dans la lignée des confesseurs de la foi : donner à Dieu le témoignage de la reconnaissance absolue de ses droits. Si la communauté de Sainte-Cécile accepte de plein cœur l’exil, la souffrance est néanmoins vive : quitter une abbaye enfin achevée, une maison remplie de souvenirs et admirablement organisée pour la vie monastique, couper toutes les amarres, aller vers l’inconnu ! Et pour combien de temps ?

Le lieu de refuge retenu pour abriter les quatre-vingt-une moniales se trouve à Northwood dans l’île de Wight en Angleterre. Dès le 10 juillet, mère Cécile les prépare en les entraînant sur la voie d'une confiance inébranlable en la Providence. Rappelant les larmes versées par saint Benoît à l'annonce de la destruction du Mont-Cassin par les Lombards, elle ajoute :

Le détachement des saints n’est pas la sécheresse, mais la remise totale de soi et de toutes choses entre les mains de Dieu[25].

Trois jours plus tard, mère Cécile précise sa pensée :

La confiance en Dieu est l’élément qui aplanit tout et empêche de tomber dans des fondrières…Nous avons la confiance parfaite, nous ferons ce que Dieu voudra. La Sainte Trinité, voilà le lieu du vrai repos et de la parfaite tranquillité. Plus on y vit, et plus on voit que seule la confiance parfaite est ce qui est vrai[26].

Le ton est donné. À cet abandon inconditionnel de mère Cécile au Seigneur, répond la confiance unanime des moniales envers leur abbesse qui tient au milieu d'elles la place du Christ.

Le 19 août 1901 est la journée la plus douloureuse pour l'abbesse de Sainte-Cécile ! Calme et grave, elle franchit la porte de clôture. Jamais plus elle ne reverra son monastère. L'heure est aux déménagements : la bibliothèque, le mobilier, la vaisselle, le linge, les ornements liturgiques – dont certains admirablement brodés par notre mère Cécile – les livres enluminés par les moniales, tout est emballé, étiqueté, ficelé. Tout le monastère est sens dessus dessous ! Même l'âne part en exil ! En l’espace d’un mois et en quatre escouades, les moniales quittent leur chère abbaye de Solesmes. Après le départ de chaque groupe, les lits sont démontés pour être expédiés au plus vite.  Presque toutes ont une impression très austère, un serrement de cœur très vif, comme un manteau de glace qui tombe sur les épaules ou comme un sentiment que tout un monde de joies est resté à Solesmes…

Et pourtant :

La louange ne peut pas s'interrompre : comme les séraphins qui ne discutent pas, les moniales continuent de chanter : Sanctus, Sanctus, Sanctus !

Notre mère Cécile, avec son profond respect des voies de Dieu, soutient les âmes :

Si le Seigneur avait voulu nous garder à Sainte-Cécile, c’eût été un jeu pour lui ; s’il ne l’a pas fait, c’est que sa volonté nous voulait ici. Au lieu de voir ce qu’on a perdu, regardons la volonté de Dieu qui est toujours aimable et nous le verrons encore mieux plus tard. Et puis regardons aussi ce que Dieu demande à d’autres. La toute petite confession de foi qu’il réclame de nous ne ressemble guère à celle qu’il réclame des martyrs de Chine : nous ne sommes pas séparées, on ne nous coupe pas les membres. Nous sommes au contraire dans une maison que Dieu nous a préparée, dans un parc qui ne manque pas d’agrément, au milieu de gens qui nous accueillent avec sympathie. Puisque la volonté de Dieu se montre avec des douceurs pour nous, acceptons-les joyeusement[27].

Comme Notre Dame, elle se remet totalement entre les mains de Dieu :

Est-ce que le Seigneur veut que j'oublie tout, même le lieu de ma stabilité ? Je n’ai trouvé d’autre réponse à me faire que de me remettre avec une paix parfaite, sans désir ni projet, ni curiosité aucune, entre les mains du Seigneur pour le passé, le présent et l’avenir.[28]

 

DERNIÈRES ANNÉES : 1901 - 1909

A son arrivée sur l'île de Wight, mère Cécile Bruyère a cinquante-cinq ans : en pleine force de l'âge pourrait-on penser, mais les épreuves de toutes sortes ont réduit ses forces jusqu’à l’extrême. L'état d’épuisement de leur abbesse étreint le cœur de chacune de ses filles. Mère Cécile compense par une volonté et une énergie peu communes, en s'appuyant toujours sur le Seigneur.

« La volonté de Dieu, c’est comme ma raison de vivre, mon occupation, ma nourriture, le sol sur lequel je repose »[29]

Le lendemain du premier Noël fêté loin de Solesmes, mère Cécile dit à ses sœurs :

Nous ne faisons pas la fête de Noël chez nous, et je m’en félicite parce que, étant en exil pour la confession de son Nom, le Seigneur aura pour nous des tendresses spéciales. C’est déjà un trait de plus de ressemblance avec lui ; il n’était pas chez lui non plus quand il est né… Voilà Notre Dame obligée de partir au moment de la naissance de son fils ! Elle aurait pu dire : " Mais... après ! " Non, un édit de l'empereur l’oblige à s’en aller, elle ne fait aucune résistance. (Voyez, ce sont toujours des affaires du « gouvernement » ! Ah ! que nous serons bien aises d’en être débarrassées dans le Paradis !)[30]

Cinq ans après le départ en exil, on ne peut espérer encore un retour prochain. La vie monastique est menée aussi régulièrement qu'à Solesmes, des vocations continuent de se présenter ; on a même construit une église en bois, les moniales étant trop à l'étroit dans la vaste salle de danse transformée en oratoire. Mais en 1906, Northwood s’avère insuffisant, et l'on fait l’acquisition d'une grande demeure à Ryde, Apley-House. Après des travaux d'aménagement menés rondement, la communauté refait ses malles, et part s'installer à Ryde. Une nouvelle église s'élève, dont la dédicace a lieu le 12 octobre 1907. L'orgue de Solesmes a été démonté, acheminé jusqu'à Ryde et remonté dans la nouvelle église !

Cette dédicace est la dernière grande joie de la vie de mère Cécile. La maladie la fait entrer inexorablement dans le silence, dans une solitude plus complète et une dépendance croissante. Elle avait parlé autrefois à ses filles de ce que doit être, durant toute sa vie, l’attitude d’une moniale, se tenant seule en face de Dieu seul :

L’âme n’est plus occupée que de Dieu et désintéressée de tout le reste, d’elle-même comme des réalités extérieures, semblant vivre déjà dans l’éternité et ne voyant plus les choses qu’en Dieu…[31]

Elle le vit intensément, dans une confiance qui touche à son but et n'attend plus que Dieu de Dieu.

Elle assiste encore le 9 mars 1909 à une réunion communautaire. Les jours suivants, elle s'affaiblit ; ses sœurs l'entourent constamment de leur prière, et le 18 mars au soir, à l'âge de soixante-trois ans, madame l’abbesse de Sainte-Cécile s'endort paisiblement, invitée par le Seigneur à pénétrer les secrets du ciel.

 

Mère Claire de Livron succède à mère Cécile Bruyère. Après la tourmente de la guerre de 1914, elle a la joie de ramener la communauté à Solesmes en 1922, dans un monastère qu'il faut remettre en état car il avait servi de maison de détention, puis d'ambulance. Une communauté d'origine belge reprend le monastère de Sainte-Cécile de Ryde. Elle fait partie aujourd’hui de notre Congrégation.

Enfin, le corps de notre bien-aimée abbesse fondatrice est rapatrié en 1930 à Sainte-Cécile de Solesmes, et inhumé dans notre crypte.

 

Au terme de ce parcours mouvementé, nous pourrions nous exclamer : « Mais c'est parce que ces moniales étaient saintes qu'elles ont fait preuve d'une telle confiance ! Ce n'est pas pour nous ! » Bien au contraire ! La vie de notre abbesse fondatrice et l’histoire de notre monastère sont là pour nous encourager : parce que nous ne sommes pas saints, parce que nous sommes très ordinaires, faibles et pauvres, soyons d’autant plus confiants en Dieu, et que cette confiance nous conduise à la sainteté !

 

* * * * * *

 

[1] Mt 14, 27.

[2] Mère Cécile Bruyère, Enfance et jeunesse par elle-même, p. 5 et 7.

[3] Dom Guéranger, Sainte Cécile et la Société romaine aux deux premiers siècles, Téqui, 1933, tome 2, p. 116.

[4] Ibid. p. 117.

[5] Mère Cécile Bruyère, Souvenirs sur Dom Guéranger, 1875.

[6] Dom Guéranger, lettre à une moniale.

[7] Dom Guéranger, Lettre du 28 novembre 1862.

[8] Annales, Origines.

[9] Ibid.

[10] Cécile Bruyère, lettre à Dom Guéranger, du 2 octobre 1860.

[11] Mt 7,27.

[12] Règle de saint Benoît, passim.

[13] Office de sainte Scholastique, 10 février.

[14] Conférence du 17 novembre 1884.

[15] Conférence du 17 novembre 1884 p.46.

[16] Office de sainte Gertrude, 16 novembre.

[17] Mère Cécile Bruyère, lettre à Etienne Cartier, 27 décembre 1874.

[18] Annales, continuation, octobre 1874.

[19] Cité dans In Spiritu et Veritate, p. 123

[20] Spicilège p. 165.

[21] Dom Guéranger, lettre du 17 septembre 1870 à Dom Bastide, abbé de Ligugé.

[22] Annales continuation, janvier 1871.

[23] Mère Cécile Bruyère, à la prieure des norbertines de Bonlieu, 23 septembre 1892.

[24] Mère Cécile BRUYÈRE au chanoine Yves Marie Schliebusch, Recteur de Kérentrec'h du 20 mai 1893.

[25] Conférence du 10 juillet 1901.

[26] Conférence du 13 juillet 1901.

[27] Conférence du 15 septembre 1901.

[28] Mère Cécile Bruyère, lettre du 9 novembre 1901, à l’abbesse des norbertines de de Bonlieu.

[29] 2 février 1891.

[30] Conférence du 26 décembre 1901.

[31] Cité dans In Spiritu et Veritate, p. 79.

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